La Finance comportementale ou la psychologie de l'investisseur

FOURCHETTE ET CUILLERE. En règle générale, les investisseurs éprouvent une véritable aversion pour la perte, et lorsque leurs décisions ne donnent pas le résultat escompté, ils regrettent plus souvent ce qu'ils ont fait que ce qu’ils n’ont pas fait. Supposons par exemple que vous possédez des actions de la société A. L'an dernier, vous avez envisagé de les vendrepour investir dans la société B, mais, finalement, vous n’en avez rien fait. Or, il s’avère aujourd’hui que vous auriez pu gagner 30.000 euros. Cela fait mal, bien sûr. Mais comparons maintenant cette douleur à celle que vous éprouveriez si vous aviez été porteur d’actions B et que vous les aviez vendues pour acheter des actions A… Chez la plupart des investisseurs, la douleur est plus intense dans la deuxième situation, où ils ont pris une décision et entrepris une action, que dans la première, où ils se sont abstenus: le ‘regret of commission’ est plus grand que le ‘regret of omission’. Un troisième biais de raisonnement très fréquent chez les investisseurs concerne les séries. Beaucoup d’entre nous pensent que lorsqu’on joue à pile ou face, FFFPPP est moins probable que FPPFPF, alors que la probabilité est identique pour les deux séries. Tout comme, après la série FFFPPP, on a autant de chances de tomber sur pile que sur face. Le problème est que l’être humain est enclin à interpréter les séries comme des tendances, et à imaginer un lien causal entre des événements successifs. L’action A est à la hausse depuis trois mois, donc elle le sera encore le mois prochain. A conserver ou à acheter, donc. Et si beaucoup d’investisseurs tiennent le même raisonnement, A progressera encore le mois prochain et la ‘tendance’ sera confirmée. En fait, nous touchons ici à une autre anomalie de comportement, à savoir l’instinct de troupeau. L'individu a tendance à adapter son comportement à celui des autres individus. Ce qui n'est pas sans conséquences, comme le démontre l’exemple suivant (4). Deux restaurants contigus, ‘La Fourchette’ et ‘La Cuillère’ ont le même style, pratiquent des prix identiques et offrent une qualité comparable. A 18h30, un client affamé pousse la porte de ‘La Fourchette’. Cinq minutes plus tard, un passant en quête d’une table accueillante jette un coup d’oeil par la fenêtre des deux restaurants, constate qu’il y a déjà un client à ‘La Fourchette’ et décide, pour ne pas se retrouver seul, d’y dîner aussi. Un troisième quidam fait de même à 19h. ‘Il y a déjà deux clients dans ce restaurant’ se dit-il ‘donc il doit être meilleur’. Résultat, à la fin de la soirée, ‘La fourchette’ est pleine à craquer, ‘La Cuillère’ est désespérément vide.

Vision en tunnel et instinct de troupeau: deux biais de comportement de l’investisseur parmi d’autres

SOUS-REACTION ET SUR-REACTION. En fait, ceux qui ont faim d'investissements réagissent souvent de la même manière que les affamés de notre exemple. Tant que personne d’autre ne semble vouloir d’une action, ils n’en veulent pas non plus. Mais si d'autres l’achètent et, surtout, si tout le monde en parle, alors on assiste à une véritable ruée. Et c'est ainsi que s’amorcent des mouvements qui n'ont rien à voir ni avec les données fondamentales de l’entreprise, du secteur ou du marché, ni avec l’évolution des taux. Pire, si les données fondamentales se dégradent, les investisseurs auront tendance à minimiser cette information, à ‘sous-réagir’ (5). Ils refuseront de remettre leur choix en question, préférant jouer l’autruche. Souvent, ils ne verront même pas les signaux de danger–les supporters ne voient-ils pas mieux les fautes commises contre leur équipe que celle commises par leur équipe ? Jusqu’au jour où la bulle devient tellement grosse, qu’elle éclate: quelques ‘donneurs de ton’ vendent l’action, l’euphorie retombe, la tendance s'inverse (mean reverting) et, cette fois, les investisseurs ‘sur-réagissent’ aux mauvaises nouvelles. Bref, dans le monde des investisseurs, les choses ne se passent pas vraiment comme les modèles classiques voudraient nous le faire croire. Les investisseurs ne sont pas (toujours) rationnels et les marchés ne sont pas efficients (en ce sens que les cours ne reflètent pas toujours exactement les informations disponibles). Est-ce à dire qu’il ne faut plus investir en bourse ou qu'il fautjouer à pile ou face ? Non, mais l’investisseur doit prendre conscience des anomalies de raisonnement qui peuvent lui jouer des tours et, surtout, en tenir compte. C'est précisément ce que fait la Behavioral Finance ou Finance comportementale. Elle essaie d’expliquer et de prévoir le comportement d’investisseurs et d’analystes qui se laissent parfois influencer par des facteurs qui ne sont pas aussi rationnels que le risque et le rendement, et qui composent des portefeuilles en conséquence. Et c’est ainsi qu’à la Théorie Moderne du Portefeuille de Markovitz, qui nous décrit un portefeuille optimal dans un monde rationnel, s'oppose la Théorie Comportementale du Portefeuille, qui nous explique à quoi ressemble un portefeuille dans le monde réel.

CEINTURE DE SECURITE. Les observations de l’analyse financière comportementale (6) sont utiles aux investisseurs tant professionnels (analystes et gestionnaires de fonds) que particuliers. Ainsi, au moment de prendre une décision, un gestionnaire de fonds ‘intelligent’ prendra en considération certains phénomènes irrationnels propres au marché (comme l'heuristique bornée ou le mean reverting). Mais il ne faut pas croire que gérer un portefeuille sur la base des biais de raisonnement ou de comportement est une chose aisée. Certains professionnels de l'investissement, qui n’avaient pas hésité à lancer un ‘Behavioral Finance Fund’, ont appris à leurs dépens qu’une tendance peut s’inverser très vite, une fois qu’on commence à la contrer. La Finance comportementale n’est donc pas la solution miracle qui vous permettra de battre systématiquement tous les indices boursiers et de vous enrichir très vite. Par ailleurs, elle vous permet de mieux cerner vos propres insuffisances, et de déceler (en vous) certaines tendances néfastes. Bref, la Finance comportementale est une bonne ceinture de sécurité dans la course à l'investissement. Que vous soyez ‘pro’ ou amateur, vous avez tout à gagner à connaître les facettes non rationnelles du comportement des investisseurs. Vous pourrez ainsi élargir votre champ de vision et ne plus considérer seulement des variables telles que le rapport ‘bénéfice ou perte/prix d'achat’ ou le rendement annualisé, mais bien l’ensemble: la valeur d’un portefeuille en termes réels (c.-à-d. en tenant aussi compte de l'inflation, chose peu courante dans la pratique). Vous réaliserez aussi qu’un portefeuille se compose de plusieurs compartiments, chacun d’eux ayant un objectif et un profil de risque différents. En effet, vous ne traitez pas de la même façon ‘la poire pour la soif ’ que vous réservez à un usage lointain, et la prime de 5.000 euros dont votre employeur vous gratifie à l’improviste. Parler ‘du’ profil de risque d’un investisseur est donc un peu réducteur, et reflète mal les réalités du marché. La Finance comportementale l’a bien compris, elle qui étudie les comportements d’investisseurs‘sous influence’ dans l’espoir d’en tirer le meilleur parti possible, c.-à-d. pour une meilleure appréciation des risques et des opportunités.

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(4) L'exemple vient du Belge Werner De Bondt, un véritable pionnier dans le domaine de la Finance comportementale.

(5) En l'occurrence, nous pouvons parler de ‘dissonance cognitive’, un concept proposé en 1957 sous forme de théorie par le sociopsychologue américain Leon Festinger.

(6) Outre dans l’ouvrage mentionné sous (1), vous trouverez également une introduction très complète à la Finance comportementale dans ‘The psychology of finance’ de Lars Tvede (John Wiley 1999). Plus abordable:‘Irrational Exuberance’ de Robert Shiller (Princeton University Press 2000, commenté par Guy Verfaille dans Vecteur n° 10) et ‘Why smart people make big money mistakes and how to correct them’ de Gary Belsky et Thomas Gilovich (Simon & Schuster 2000).

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